Fouyé Zétwal - Making of (Partie 5)

Deuxième tournage avec Ovide Carindo

26 octobre. Je suis en plein déménagement.
Echange audio avec Anaïs Verspan sur WhatsApp :
W. (…) la semaine prochaine on va vider complètement la maison et je vais partir avec des feuilles de bananiers du jardin. Je ne sais pas si tu connais déjà ton programme mais il faudrait que tu me donnes un jour où je pourrais les déposer à ton atelier.
A. … quand tu peux. La semaine prochaine normalement, je n’ai rien, il n’y a que ma tribu qui vient me voir donc pas de problème. Lè ou pé, lè ou vé.

Anaïs Verspan est une artiste visuelle dont le travail interroge sans relâche les fondations sociales, historiques, politiques et sans doute spirituelles de sa société guadeloupéenne. Ses performances et ses installations n’hésitent jamais à choquer ou à aller à contre-courant des conventions. Je lui avais parlé de l’envie de créer un costume pour Ovide et elle était super partante. Il faut dire qu’en général avec elle, lorsque l’un sollicite l’autre, on a tendance à dire OK avant même de savoir de quoi il s’agit.

©Dorlis Photography

©Dorlis Photography

Atelier

Avant de déposer tout ça entre les mains et l’imagination d’Anaïs, le costume que j’entrevoyais avait des éléments végétaux à l’image de certains personnages ou entités mystiques de peuples du continent africain. Mais je voyais aussi d’autres accessoires qui n’avaient rien à voir. Le personnage devait interroger autant qu’il racontait. C’est Anaïs qui a trouve les lunettes extraordinaires. Je lui soumets l’idée de la traîne de bouteilles d’eau en plastique vides qu’elle valide sur le champ.

Pendant ce temps je n’arrive pas à joindre Ovide pour lui dire comment j’avance de mon côté et essayer de convenir d’une date pour le tournage. Depuis la rentrée scolaire il est très occupé entre ateliers et représentations et nous nous ratons plusieurs fois. Et mon déménagement n’arrange rien. Et puis finalement, un matin nous arrivons à nous parler et il est super emballé par l’idée du costume. Ça lui parle beaucoup.

J’avais rencontré Ovide Carindo à peine quelques mois plus tôt en mai 2019 à l’occasion d’un festival sur la plage de Babin, Morne-à-l’eau où, dans une formule inédite, il donnait la réplique à Sonny Troupé qui était en solo avec batterie, tambour, voix et sampler ! J’avais trouvé ça vraiment super autant dans la prise de risque que dans le rendu.

Ovide est un danseur et chorégraphe dont les mouvements sont habités, depuis le ventre jusqu’aux extrémités de ses doigts, de ses orteils. Dans ses yeux, mille émotions se succèdent et il entraîne avec lui tous ceux qui se laissent juste porter sans se poser de questions. Aucune case ne parvient à l’enfermer. Ni celle qu’on appelle Modern-jazz, ni celle du Gwoka ou encore celle des danses africaines. Il parle toutes ces langues avec son corps je crois.. Au moment où je l’ai vu à Babin je n’avais pas encore reçu le texte d’Anyès donc je n’en étais pas encore là dans la réflexion. Mais quand je demande conseil quelques mois plus tard, notamment à Ella (qu’on aperçoit dans le film dans les scènes de l’aéroport) et à Sonny, son nom revient comme une évidence. Et quand je lui expose le projet au téléphone, il adhère assez vite au projet.

Ovide Carindo ©Daniel Dabriou

Ovide Carindo ©Daniel Dabriou

Le tournage se précise pour début novembre. En plus de Jonathan (Drumeaux), Christelle sera là aussi. Christelle Berry c’est aussi la famille. Elle est réalisatrice et c’est la monteuse la plus pointue que je connaisse. C’est de la voir travailler qui m’a permis de comprendre que même si je sais monter, je ne suis pas un monteur. Christelle est aussi une basse-terrienne qui connait bien les bois et forets qui l’entourent et assez vite elle me conseille de tourner à Matouba, quand je lui explique ce que je cherche. Matouba est une zone chargée du point de vue de l’Histoire et de la mémoire de la Guadeloupe et le cadre est vraiment idéal pour camper le symbolisme du personnage interprété par Ovide. Deux jours avant de tourner nous terminons les finitions du costume avec Anaïs et Joelle, sa maman. Ça prend forme !

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C’est très difficile de trouver des photos de Christelle en solo et aucune de mes requêtes n’a été suivie d’effet alors je lui ai proposé celle-ci ou elle est au centre. Elle date d’octobre 2017. Nous sortions d’une de nos projections Cinemawon à la Maison d’Arrêt de Basse-Terre. À ma droite sur la photo Jean-Yves Bourgeois et à l’autre extrémité, Marvin Yamb le cinéaste guyanais qui fait aussi partie de la famille et que nous avions invité pour plusieurs projections de son film Le Goût du Calou . (Photo de Dawuud)

Dimanche 10 novembre. 7h. Jonathan et Anaïs sont déjà en chemin. Je n’arrive pas à joindre Ovide. Il était Ok pour dimanche matin mais nous devions nous confirmer les choses le samedi soir. Le point de rdv est chez moi : je suis sur la route. Anaïs et Jonathan arrivent. Toujours pas de nouvelles d’Ovide. Entre temps, je cherche de l’encens pour le tournage. Celui que les groupes à peau utilisent au Carnaval. Jonathan m’avait soufflé l’idée mais je n’avais pas eu le temps de m’en occuper. Il est un peu tard mais j’essaie quand même. Sonny (qui vient d’atterrir à Paris) me suggère de demander à Valérie, une de ses amies dont j’ai fait la connaissance pendant le tournage du clip YO quelques mois plus tôt. En appelant Valérie, elle est au volant de sa voiture et aperçoit au même moment Bruno Calodat, le “président” du mouvman kiltirèl Voukoum emblématique de Basse-Terre. Bruno est surtout un poto mitan du groupe, un membre hyper-actif, un pòtèd-mannèv, un militant culturel. Elle rigole de ce timing et me dit qu’elle me rappelle. Elle raccroche, fait demi-tour et va avec lui récupérer le mélange charbon + résine ainsi que le pot en fer que sert d’encensoir. C’est là qu’Ovide me rappelle. Il est déjà 9h et la nuit a été courte pour lui mais il arrive. Christelle qui nous attend à Basse-Terre a récupéré l’encens et l’encensoir au local de Voukoum avec Valérie et Bruno.

Nous commençons d’abord à Matouba. Je réalise que chacun de nous à sa façon considère la Nature comme un sanctuaire. Nous sommes heureux d’être là ensemble pour tourner au milieu de cette forêt touffue. En audio, la bande son avec la voix d’Anyès et le premier jet de Sonny tourne en boucle pour donner un cadre. Des promeneurs sursautent en tombant nez à nez avec Ovide et son encensoir au détour d’un sentier. Mais Ovide les voit à peine. Il suggère plein de choses différentes alors on teste, on recommence, on change d’axe. Ovide recommence à chaque fois avec la même concentration, en modifiant le dosage de chaque prise. Mais il donne toujours 437% de tout ce qu’il a. Ce que je cherche dans ce décor reste assez sobre en terme d’intensité. Par contre, lorsque nous descendons dans le centre ville faire les dernières prises en fin d’après midi, l’idée est d’exprimer avec plus de force le désarroi, le déséquilibre et la colère. Nous nous positionnons dans le même croisement désert que celui où s’arrête Anyès dans le film. Lorsqu’on lance la prise, Ovide se lance avec soulagement. Il est comme une casserole de lait qui va déborder quand elle commence à bouillir. Il prend possession de l’espace, du 4 chimen et des encablures de maisons vides dans une improvisation où il manque de se blesser plusieurs fois. Sa traîne de bouteilles vides tournoie au-dessus de sa tête. On dirait qu’il veut ouvrir le sol sous ses pieds. Ovide ka viv ! Je crois que j’essaie de lancer « Coupé » à un moment mais Ovide ne m’entend pas. Ovide ne danse pas, Ovide n’est que danse. Et nous continuons de tourner jusqu’au bout de ce moment précieux. Cet abandon est sans doute la chose la plus précieuse qu’un artiste puisse accepter d’offrir à un public, à un metteur en scène ou à d’autres personnes (artistes ou non) avec lesquelles il.elle se sent en connexion. Les images de cette deuxième partie n’ont pas trouvé le chemin de la version finale du film malheureusement mais elles sont là.

Ovide met de longues minutes à reprendre ses esprits après la prise, comme nous-mêmes. Il est vidé. Il me dit qu’il espère que j’ai ce que je voulais mais j’en ai bien plus. Nous nous remercions mutuellement et collectivement pour ce moment, pour cette journée. Tous.

Ovide

Et après quelques photos sur le boulevard du front de mer de Basse-Terre, nous nous arrêtons à la plage de Rivière Sens à Gourbeyre pour qu’Ovide se rince et enlève toute la terre dont Anaïs lui a badigeonné le corps depuis plusieurs heures.

Fin de tournage sur le Boulevard

Fin de tournage sur le Boulevard

La prochaine fois nous parlerons du montage et des finitions et nous concluerons avec Anyès. En attendant vous pouvez toujours revoir Fouyé Zétwal dans l’onglet Films en haut de la page.