LA MUSIQUE DU FILM
Pour revenir sur la création de la musique du film avec Sonny Troupé, je suis retourné dans nos échanges email et whatsapp et je lui ai demandé de me raconter avec du recul comment il avait procédé.
Après le retour d’Anyès à Port-au-Prince, elle m’avait dit au moins 4 fois « je t’envoie ça vendredi » ou alors le dimanche. J’étais passé par plusieurs niveaux d’attente et au moment où j’ai enfin reçu le premier jet en audio sur mon téléphone en mai, j’étais déjà à un stade où j’étais entré en religion : je continuais de croire au fond de moi que le texte allait arriver un jour et pendant ce temps j’avais tourné mon esprit vers d’autres tâches. Et heureusement, le début de l’année avait été chargé et j’avais pu laisser Anyès un peu tranquille pour terminer.
Quelques jours après l’envoi du texte, je fais un très court séjour à Port-au-Prince pour représenter Cinemawon au Festival Nouvelles Vues organisé par nos amis de SineNouvel. C’est donc aussi l’occasion de revoir Anyès et de discuter de vive voix de ce premier jet.
(Photo: l’acteur et réalisateur haitiano-dominicain Jean Jean et la cinéaste et directrice du festival Nouvelles Vues, Wendy Désert, Anyès et moi.)
Finalement toute cette attente a été utile. Le texte d’Anyès était chargé, dense dès le début de l’audio. Et puis quelle idée géniale de revisiter Papiyon volé dans ce contexte. Dans mes premiers retours j’avais plein de questions et de remarques sur des tournures, sur le sens de certains passages, sur le choix de certains mots, etc. Anyès s’est agacée assez vite mais elle tolère un moment mon impertinence sur son texte. Ce n’est que quand elle a essayé de me faire un cours magistral (j’exagère sans doute un peu) sur la poésie que j’ai compris que j’allais devoir faire le chemin moi-même dans une partie de son texte pour en faire le tour. Peut-être que c’était le meilleur service qu’elle pouvait me rendre au final.
Très vite après avoir reçu le texte, je l’envoie à Sonny pour qu’il écoute et me dise ce qu’il entend dessus parce que j’ai envie qu’il s’exprime dessus. Sonny Troupé et moi nous sommes vraiment connus lors d’une collaboration en 2014 pour son premier album Voyages et Rêves. Et cette rencontre provoquée par le photographe et ami Manu aka Dorlis a été tellement lumineuse que nous continuons encore de travailler ensemble. Sonny est un de mes frères. C’est juste que nous n’avons pas les mêmes parents. C’est un des plus gros bosseurs que je connaisse et cette rigueur est contagieuse en ce qui me concerne. Sonny m’a très vite dit qu’il n’entendait pas de batterie sur ce texte-là mais du tambour. Mais il aurait pu me dire qu’il entendait du trombone que je l’aurais sans doute suivi aussi. Je l’avais sollicité aussi tôt dans le processus parce que je pensais que sa partition pouvait amener une autre épaisseur, un autre point de vue aussi, qui pourrait en même temps m’aider à cheminer dans le texte d’Anyès. Après une écoute intensive du texte pendant plusieurs semaines, j’avais enlevé certaines parties et réorganisé légèrement l’ensemble.
Sonny- Rentrer dans le texte n’a pas été évident pour moi. Et j’ai même du dire plusieurs fois qu’il était trop dense tel quel et qu’il faudrait sans doute le découper pour que je comprenne chacune des parties. Donc mon premier travail a été de bien comprendre ce que le texte disait et quelle direction nous prenions nous-même en partant de là. Nous en avions longuement discuté tous les 3 lors d’une séance de travail au studio avec Ovide (Carindo). Nous avions parlé de faire une musique dépouillée et j’étais d’accord avec ça. C’est comme ça que je le voyais aussi.
W. J’ai donc délimité 3 parties du texte, 3 mouvements à partir de mes ajustements et j’ai résumé l’intention de chaque partie, ce que je pensais qu’on avait à dire à partir des mots d’Anyès ou en parallèle, visuellement et musicalement. Ce premier découpage du texte va beaucoup m’aider moi-même à structurer les choses et imaginer comment imbriquer chaque élément, à quoi correspond ce que j’ai déjà filmé et par quoi le compléter. L’idée d’un danseur est venue assez tôt après le premier jet d’Anyès mais c’est encore très vague et ça va prendre forme vraiment au moment de cette rencontre chez Sonny début septembre 2019. Mais je prendrai le temps de parler du travail avec Ovide Carindo et Anaïs Verspan.
S. Une fois terminée l’explication du texte, le travail a commencé. Et comme j’étais sur un autre projet assez costaud qui me prenait beaucoup de temps, le travail a d’abord cheminé dans ma tête avant que je le concrétise en une grosse séance de travail. Ce que je savais déjà c’est que je voulais que la musique soit un film elle-même et qu’elle raconte une histoire. Et dans cette idée-là le chacha c’est un personnage de ma trame musicale. Et après, le travail a été un peu plus classique à savoir que j’écoutais et à partir de tes indications et de ce que moi j’entendais, voir où et comment la musique pouvait se placer. Et dans mon premier jet j’ai proposé des intervalles entre des blocs de texte pour pouvoir placer des éléments et essayer des choses.
25 sept : Envoi du 1er jet de Sonny par email :
Chacha la pa sèlman mizik. Sé on pèwsonaj... sé on lèspri, lèspri a papa, lèspri a sirèt, sa pé dansè la an fonksyon a sa i ka rèprézanté, sé papiyon la etc.... Alòs I ka manifèsté'y on sèwten jan konstaman é adan lé twa mouvman.
Wally : Man kouté sa 3 fwa avan man dòmi yè-oswè. Ké viré kouté-y bonmaten-an avan man éséyé kriyé-w. Nou ka palé dépi nou pé. Mèsi anpil anpil.
W. J’avais aussi demandé à Sonny de rajouter des nappes sonores, à partir de conques de lambi ou n’importe quoi d’autre qui aurait pu produire des sons longs. Dans le premier jet, il a fait ces nappes lui-même avec des polyphonies de sa voix. Et j’ai trouvé ça très profond. Nous avons pris conscience dans nos discussions que ce que nous voulons exprimer aussi bien avec la partition de Sonny qu’avec mon travail globalement se trouve en grande partie dans ce qu’Anyès ne dit pas forcément, ce qui existe en creux, dans ses silences. Pour renforcer ce que son texte dit. C’est aussi la part invisible de notre existence, celle qui convoque notre spiritualité et nos croyances (ou leurs absences). Ce à quoi individuellement, nous pouvons choisir de tourner le dos, mais qui est sans doute toujours là, jamais très loin de nous. Une chose est sûre c’est que Sonny a également écrit le film avec sa partition en lui insufflant un rythme.
Sonny - Ce que je retiens aussi c’est que j’ai trouvé le processus de création très naturel entre le texte, nos discussions, les propositions, etc. Ça me paraissait très logique et je trouvais que c’était comme ça que ça devait se faire. On a beaucoup cheminé dans nos têtes, beaucoup réfléchi sur comment organiser tout ça et j’ai posé les choses assez naturellement une fois que j’ai compris comment emboîter les pièces du puzzle. Bien-sûr quand j’ai vu les premières versions du montage ça m’a permis de mieux comprendre encore et du coup de réajuster légèrement, en enlevant ou en bougeant deux ou trois choses. En fait la compréhension est venue au fur et à mesure.
Avec ce nouveau déchiffrage, peut-être que vous regarderez le film une nouvelle fois avec des yeux neufs. La prochaine fois nous parlerons du tournage avec Ovide Carindo et de son personnage mystérieux qu’Anaïs Verspan m’a aidé à définir visuellement. Avant de conclure.