Pour cette partie c’est Anyès qui parlera, seule, de son processus d’écriture. Nous ne voulions pas surcharger l’ensemble avec nos deux voix. Wallly évoquera quant à lui comment il a vécu cette longue attente la prochaine fois, avant de parler de la création de la musique.
Tout a été si vite. L’intensité n’a pas manqué aux derniers événements. Assise à l’endroit même où l'idée m’a traversé. Je ressens une immense gratitude. J’ai toujours un temps de retard sur mes émotions. Non pas que je ne les sens pas mais je ne les ressens que plus grandement quand mon cerveau a pris le temps de se taire. Un peu. Assise là. Les images. les sons. Les rires. Collés à la moiteur de l’île viennent choir devant mon regard. Je repense à tous ces moments de bonheur. À la fluidité. Je suis pleine de reconnaissance.
Envers cette équipe - Amandine, Jean-Yves, Jonathan, Alain, Tofo - qui n’a pas hésité à embarquer dans la magie du flottement.
À Wally, bien sûr - le lien entre nous tous - qui dès lors que nous avions pris cette route a plus que réuni les conditions. Il a embrassé un rêve. Celui qui me venait, chatouillant, toujours, en rentrant au pays.
A ma mère qui me dépose à l’aéroport et qui n’a cessé de m’accompagner dans cette aventure dont elle n’a aucune maîtrise. Elle me montre, à nouveau, la confiance absolue qu’elle pose en moi.
A la vie donc. Pour ce qu’elle a d’imprévisible, me donnant encore une leçon : Là où une chose doit, tout s’active en ce sens.
Le cœur noué. Toujours quand je quitte la terre qui porte ma première naissance. Une grande joie pourtant m’enfonce au mitan du siège. Avec la satisfaction. Voilà ce que la cuisine d’une création peut créer de liens. Je suis attachée à cela. Trop, sûrement.
A ce même endroit donc. Un hublot. Un avion. Et mon esprit qui vagabonde. Je repense à hier. Moi. Nue. Vue de haut par les gars. Sous l’oeil bienveillant d’Amandine. La délicatesse. Le respect. Le professionnalisme en somme.
De toutes façons, ma pudeur commence où s’arrête celle des autres. Il y a dans l’exposition de la nudité, une nécessité à sexualiser qui se veut plus ou moins systématique. Mais le corps est une matière qui recèle une précieuse beauté. Il représente 70% de la communication et porte en lui tant d’émotions. Dans ce que je peux définir de mon théâtre j’aime m’en servir comme matière vectrice de symboles. Le monde manque de voir le beau. Nous avons tous besoin de cette source d’énergie pour laisser éclore en nous le bien-être. La respiration. La beauté a quelque chose de subjective en soit mais il est nécessaire d’en multiplier les formes. La voir. L’entendre. La toucher. L’inhaler. Donner à voir un corps nu. Comme un instant de grâce. C’est chercher à le désacraliser pour le rendre sacré. Et bien qu’il ne soit qu’une fragile couche où habite l’âme, il porte le temps et les strates de la vie. Comme un intime journal a découvrir. Ici dans Fouyé Zétwal il est le symbole de la terre. Vulnérable, fertile et nourricière. Comme je le disais en seconde partie, je savais que je voulais faire parler le pays. Cette voix de femme qui s’élève est la terre-mère. Ici. Plus précisément. La terre-Guadeloupe.
Wally m’attend. Je le sais. Nous avions envisagé de boucler le projet au courant du mois de janvier. Il me rassure dès mon arrivée sur le champ de liberté qui s’offre à moi.
Audio WhatsApp
- W. Yo Anyès, j’espère que tu as a fait bon voyage. Juste un petit audio pour te donner des pistes et orienter l’écriture du texte [...] (Petit d’audio deviendra 5min et 7sec…)
- A. […] d’ici vendredi je te fais une proposition de texte okayyy ? [...] sinon c’est cool. Je suis bien arrivée. Je suis en répétition. Ce n’est pas toujours simple mais ça va le faire. Je t’embrasse fort. On reste en contact.
Il ne sait pas encore dans quoi il s’embarque avec ce fameux “d’ici vendredi”. Moi non plus à dire vrai. Nous avions en tête, ce genre de projet que l’on fait one shot ! Pap pap ! Et puis je suis vite prise par le tourbillon de Port-au-Prince. Mes doutes et autres shit... Tout s’embrouille dans ma tête. J’ai les grands thèmes que je souhaite soulever - les silences, la fuite des cerveaux, le rêve, nos héros indépendantistes. Seulement, il faut trouver la bonne amorce. Ce qui va créer la fluidité. Pendant ce temps, les idées se disputent la place au milieu de la langue créole qui s’érige comme une difficulté. À abattre. Vivre en Haïti. Apprendre un autre créole que le mien. Je suis au milieu du bassin caribéen que je fantasmais tant depuis mon adolescence. A ce rêve d’une Caraïbe unie. J’en ressens une certaine fierté. Mais l’arrogance viscérale de cette langue en plus de leur points communs permet à l’une d’empiéter sur l’autre. C’est un véritable défi pour moi de me lancer dans ce texte que je veux poétique en étant imprégné quotidiennement par l’haïtien.
Et Wally qui ne me lache pas:
W. Yes I mafia mwen, sa ou fè ? J’espère que les représentations ce sont bien passées [...] je me demandais si tu avais pu avancer sur le texte parce que je pars le 7 février pour 4 semaines. Si à la lecture de ton texte il y a des images additionnelles qui sont nécessaires je voulais faire ça avant [...] y a pas de pression mais je me demandais... bon n’hésite pas. Je suis là.”
A. J’avance. Difficilement. Le chemin se dessine. En revanche j’ai des images dans ma tête. C’est vrai que tu pars aujourd’hui. [...] Prenons le temps qu’il faut même si j’ai hâte que ça sorte. [...] Sois patient. Il n’y a pas de hasard.
Les jours passent.
Les semaines.
Les mois.
Je n’entends plus Wally. Lui qui cherchait à garder le contact pour que je ne lâche pas la fine membrane qui nous relie, fragile, au projet. À tout ce que l’on a déjà réalisé, plutôt. Je ne suis plus inquiète. Désormais, je traverse des zones d’ombres. Chaque moment de vies est une nourriture pour l’écriture. J’ai des visions. De mots. D’alignement de mots. De rythmes. D’images et de métaphores. C’est souvent ainsi que se construit mon travail. Prenons l’exemple du chant “Papiyon volé”. Pour ceux qui ne le savent pas, c’est une comptine, traditionnellement. L’idée de la reprendre m’arrive un jour. Comme un fredonnement. Dans les ateliers de théâtre que je donne. Le chant a une place importante. Je considère que “jolie” voix ou pas, nous devrions tous chanter. Chanter libère la voix qui est l’identité de l’âme. Elle ouvre la cage thoracique, ce qui contribue à débloquer certains nœuds émotionnels qui s’y logent. Mais il a également été prouvé que chanter agit sur la santé mentale. Je m’amuse donc souvent à déformer les chansons traditionnelles. Et un jour chez moi, à faire je ne sais plus quoi, un fredonnement. Comme une illumination. Je me dis qu’il me faut l’exploiter dans le texte. Cela fait sens pour moi. Papillon; c’est ainsi que l’on surnomme la Guadeloupe, pour ses deux îles. Unies à peine, en un bout. Créant ainsi deux ailes. L’illusion fait papillon. Ce chant me donnait à la fois la possibilité de parler d’émancipation et de liberté. À la fois d’appuyer l’écho de cette métaphore : terre-mère, femme-guadeloupe. Et, sous-jacent à celle-ci, la nécessité de prendre son envol.
Il sera aussi l’amorce tant attendue.
9avril: 1er jet vocal (1min58) par audio WhatsApp :
A. Di mwen ka ou ka pansé si nou komansé konsa.
W. Anyès mèsi pou sa. Mèsi an chay, anlo, an patjé. Tousa man tann la té bon[...] obidjoul ! Mèsi. Lanmou.
Des flashs donc. Des bouts de mots. De nostalgie. D’anecdotes qui montent ou remontent en moi. À la suite de quoi, avec le travail, je les justifie, je les approfondis, en leur donnant le sens que je souhaite apporter à l’histoire. Demandez moi d’où me vient ce cabri. Ou bien ce “un deux trois”. Le résultat c’est un conte poétique dont les couches sont multiples et poussent le trait de l’onirisme qu’on évoquait tant avec Wally.
Me voilà délestée de tous remords vis à vis du temps que cela a pris. Différents niveaux de lectures s’y mêlent. Aussi. Il y a notamment la partition du père qui est la seule rencontre du personnage. Je voulais cette figure masculine. En contrepoids de cette terre-mère. En effet, le silence que je ressens a plusieurs dimensions. Il se colle à la mémoire. À la rue. À l’amour mais aussi à la bouche des hommes. C’est un constat. Et si la femme est de colère. L’homme est de silence. Chacun se répondant. S’échangeant. Et vice-versa. Dans une longue danse stagnante. Ce fossé creusé sous le système esclavagiste ne permet pas selon moi que nous construisions une société saine, si je puis le dire ainsi.
14 mai.
Envoi du texte complet à Wally. 14min et des poussières... en trois enregistrements distincts, toujours via des enregistrements sur mon téléphone.
- Wally : (un gif que je découvre avec lui et qui m’a beaucoup fait rire) JAH !
- A. Rire ! Bon ce n’est pas parfait mais je crois qu’on est bon. J’ai hâte de voir maintenant.
Une petite confidence, avant de terminer : J’aime le mystère. Il suscite le questionnement chez le spectateur/lecteur. Le rendant presque acteur de ce qui se joue. Il peut donc se perdre et ne pas tout comprendre. En revanche il doit ressentir. Vibrer. Fortement. Laisser l’émotion l’emporter.
Nos parents avaient des rêves c’est ce que m’inspire le silence que je ressens fortement dans les rues. C’est ce que l’on ne nous dit pas sur l’histoire récente de la Guadeloupe. Ce sont ces femmes et ces hommes qui ont pensé que les chaînes ne pouvaient être notre destin. Des chaînes mentales qui en deviennent presque visibles. C’est ce que le rêve active face à la réalité. Césaire disait que “le rêve est le moteur de la réalité”. Il nous faut donc rêver notre pays et pas l’imaginer trop petit pour le développer à notre image. Et bien que j’aurais des choses à reprocher à nos pères - Césaire tout autant que celui qui m’a élevée - ils avaient des rêves pour leur pays. Rêvons nous notre pays ? Avons nous d’autres rêves que le regarder de loin ? Avons nous fait de lui le moteur de notre réalité ?
Nous revenons très vite avec la suite. Mais vous pouvez toujours voir ou revoir Fouyé Zétwal sur la page Films du site.